PAYS-BAS,

AU FIL DES JOURS

 

par François Lardeau,

 

 

1.

Superbonimenteur n’est pas superman. Nul mieux que des Américains ne pouvaient décrire le désenchantement qui fait suite aujourd’hui à l’élection triomphale d’un Barack Obama incarnant l’espoir et le changement dont rêvait une majorité d’Américains. Accusé de s’intéresser davantage à Wall Street qu’aux problèmes quotidiens de son électorat après son soutien à un système financier en faillite, « le candidat du changement est devenu celui de la continuité » reconnaît son griot officiel, Richard N. Smith.

 

De son côté, dans le New York Times repris par Le Monde, sous le titre « Decrypter Obama », Richard W. Stevenson définit le nouveau président des États-Unis comme un personnage « complexe et indéfinissable » qui échappe aux critères habituels : « Oui, le président est un libéral, sauf quand il ne l’est pas. Il est opposé à la guerre, sauf quand il envoie des renforts de troupes… Il concentre plus de pouvoir à la Maison Blanche qu’aucun de ses prédécesseurs, sauf lorsqu’il manifeste un excès de déférence envers le Congrès. Il sait conserver son sang-froid, sauf quand il le perd » (ça, c’est plus grave !). Désormais sa démarche consiste à contenter tout le monde, de sorte que la question qui se pose à ses électeurs est celle de savoir si c’est « un homme pragmatique ou … un vil flatteur et une girouette (sic) ». La parole du président, qui est son arme essentielle selon Richard N. Smith, manque désormais de crédibilité. Richard W. Stevenson précise le diagnostic : « Les présidents (américains) ont toujours cherché à se définir simplement par un thème qui éclaire leurs choix et la manière dont ils sont perçus. Quand le scénario est limpide et bien construit, il permet d’établir un lien avec les électeurs, de leur expliquer vers quelle destination on les emmène… ». Il est évident que ce n’est pas le cas avec Obama.

 

S’il ne s’agissait que de problèmes internes aux États-Unis, on pourrait ne pas s’en soucier, mais l’ambiguïté, un pas en avant, un pas en arrière, rend tout autant inintelligible la politique extérieure. À propos du tragique séisme qui a endeuillé le peuple d’Haïti, le président américain déclare dans un article publié par Le Monde le 20 janvier : « En ce nouveau siècle, nous ne pourrons répondre seuls à aucun grand défi », mais en même temps il se félicite du déploiement à son initiative d’une véritable armada sur le site : « Cela renforce notre leadership » (sic). Leadership au nom duquel la force américaine a cru bon d’interdire l’atterrissage d’un avion français porteur d’un hôpital de campagne au profit de jets américains de politiciens venus « se faire voir » !

 

On ne peut rester sans réaction devant un tel comportement aussi révélateur d’une Amérique qui ne s’intéresse qu’à elle-même et qui, « quand elle s’intéresse au monde, c’est essentiellement à l’Asie comme rivale et au Moyen-Orient comme problème … L’Europe n’existe plus aux yeux des États-Unis » (D. Moïsi, de l’Institut français des relations internationales (IFRI), dans La Croix, le 4 février). Aussi ne faut-il pas s’étonner du refus du président Obama de participer au sommet États-Unis-Union Européenne (U.E.) qui devait se tenir au printemps, mais en tirer les conséquences, d’autant plus que, dans la réalité, les Américains ne peuvent plus prétendre à un leadership exclusif. Pour l’U.E., il s’agit désormais, comme le suggère D. Moïsi, de « penser ses défis dans un monde postaméricain», c’est-à-dire ne plus se définir exclusivement par rapport ou contre les États-Unis, mais par rapport à un monde devenu multipolaire. La priorité des Européens, c’est maintenant de « se mettre d’accord sur une politique à l’égard de la Chine, de l’Inde, de la Russie »… et autres pays émergents-émergés. Les dirigeants européens, et en premier lieu les dirigeants français, seraient sans doute bien inspirés de prendre en considération un tel propos.

...

2.

La multipolarité a longtemps été un voeu pieux d’opposition au leadership indiscuté de l’hyperpuissance américaine. Il n’en est plus de même aujourd’hui comme l’ont montré les dernières conférences internationales.

 

Au départ, il y avait ces quatre pays dits « émergents », le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, que l’on avait regroupés sous le vocable global quelque peu condescendant de BRIC. C’était évidemment faire peu de cas de ce que ces pays représentaient réellement, déjà et potentiellement ; c’était aussi oublier que deux d’entre eux, la Russie et la Chine, ayant joué le rôle que l’on sait pendant la Seconde guerre mondiale, faisaient partie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, instance de gestion des crises au plan mondial, et c’était parallèlement ne retenir contre eux, surtout contre la première, que l’inéluctabilité de la défaite finale de leurs systèmes politiques et économiques dans leur affrontement au bloc anglo-saxon, champion du capitalisme.

 

D’une certaine façon, certains en concluaient, un peu trop vite on vient de le voir, que la messe était dite et l’Histoire finie… Organisée dans l’urgence, sous la contrainte d’événements qui remettaient en cause l’idéologie libérale, elle-même prise au piège de la spéculation effrénée qu’elle avait déclenchée, la recherche de mesures de sauvegarde des économies menacées de destruction rendait indispensable une concertation plus large que celle qui se limitait jusqu’alors aux seuls pays du G 7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni et Japon). Cette instance, même élargie à la Russie pour former le G 8, prenait enfin conscience qu’elle n’avait plus le monopole de la régulation de l’économie mondiale et qu’elle devait s’élargir aux pays dont l’économie jouait déjà ou jouerait bientôt un rôle significatif au sein de celle-ci. C’est ainsi que l’on est passé du G 8 au G 20. Quels étaient les nouveaux venus ? Tout d’abord, les trois autres pays composant le BRIC : le Brésil, la Chine et l’Inde. Ensuite, sans omettre l’Union européenne en tant que telle : deux pays représentant l’Amérique latine, l’Argentine et le Mexique ; deux pays de l’Orient islamique, l’Égypte et la Turquie ; un pays représentant l’Afrique subsaharienne, l’Afrique du Sud ; deux pays de l’Extrême-Orient, la Corée du Sud et l’Indonésie ; enfin l’Australie.

 

Cette liste est en fait encore incomplète, même si elle est déjà pleinement révélatrice de l’éclatement du monde en une pluralité d’économies régionales et sousrégionales, chacune ne se limitant pas à son marché interne mais se donnant vocation à intervenir dans les échanges internationaux. Que faut-il donc entendre par pays émergents ? Selon le Centre français d’étude et de recherche en économie internationale (Cepii), trois critères sont à retenir : (a) le niveau de richesse par habitant, en progression mais encore très inférieur à celui du revenu moyen des pays de l’OCDE ; (b) une participation croissante aux échanges internationaux ; (c) l’attraction exercée sur les flux internationaux de capitaux. Le Crédit Agricole quant à lui privilégie un « important potentiel de développement », d’où une liste de treize pays dans laquelle on trouve entre autres, à côté des pays entrés au G20, le Vietnam. Sont encore à retenir, la Pologne en Europe, Israël désormais considéré comme un pays développé bien que son revenu par habitant ne dépasse pas celui des Portugais, Taïwan… Cela finit par faire beaucoup de monde, et il n’est pas certain que cette multipolarisation qui s’accélère se fasse dans l’harmonie des rapports entre États.

 

Il est clair que l’élargissement de la concurrence internationale qui en résulte déjà, et qui se fait aux dépens des puissances occidentales du fait de la dégradation de leur compétitivité, contient en germe des conflits d’intérêts susceptibles de dégénérer entre États rivaux. Et à cet égard, on ne prête peut-être pas assez attention, et spécialement les États qui ont des responsabilités mondiales en matière de régulation, au fait que nombre de ces pays dits émergents sont en pleine phase de réarmement et qu’ils développent souvent euxmêmes une industrie d’armement nationale, ce qui montre leur détermination à défendre leurs positions au besoin par la force. Il y a là un risque qui peut devenir majeur pour la communauté internationale tout entière dès lors que se trouveraient impliquées des alliances d’ordre stratégique.

...

 

Figure dans l’avis n° 1972, tome 7, Défense, Equipement des forces - dissuasion, du projet de loi de finances pour 2019, rapporté par le député François Cornut- Gentil, un sous-chapitre intitulé « La fin de l’illusion de la sanctuarisation des crédits de la défense » dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il interpelle ! On peut y lire en effet : « Un simple regard posé sur les pratiques budgétaires de la Ve République révèle sans difficulté que la sanctuarisation n’est qu’illusion rhétorique ». Pourtant, « on persiste à se référer à la sanctuarisation pour refuser tout débat sur la nécessité de la dépense, pour rejeter toute réflexion autour des priorités et pour laisser les militaires s’autogérer ».

 

Ainsi énoncé, ce constat peut surprendre, venant après les discours quelque peu lénifiants qui ont accompagné la publication du nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et les réductions de format qu’il annonçait pour les armées. Il a cependant le mérite de dire clairement les choses. Chacun sait que depuis longtemps les lois de programmation militaire quinquennales (LPM) qui fixent les équipements à réaliser pendant la période de référence n’ont jamais été respectées et qu’il en sera de même pour celle qui vient d’être adoptée. Il en est bien évidemment ainsi pour les budgets triennaux de la défense qui resteront pour Bercy une des plus commodes variables d’ajustement, surtout si un changement de majorité intervient à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Mais déjà, les crédits votés pour 2010 n’échapperont pas à cette règle coutumière.

 

Est donc en cause le programme d’équipement des forces, dénommé programme 146 dans la nomenclature budgétaire, qui a pour premier objectif de « mettre à la disposition des armées les armements et matériels nécessaires au succès des opérations des forces armées ». Il est reproché au ministère de la Défense de raisonner exclusivement en termes de réalisations, ce qui conduit M. Cornut-Gentil à regretter, s’agissant de l’information de l’Assemblée nationale, l’absence de vérification de l’adéquation des équipements réalisés aux besoins opérationnels, ce qui ne permet pas de s’assurer de l’efficacité de la dépense publique. L’engagement en Afghanistan oblige en effet à « repenser les besoins opérationnels et les moyens d’y répondre », comme le reconnaissent eux-mêmes les Américains : « Le défi auquel (il faut faire) face en soutenant les besoins de nos troupes tient dans le profond contraste avec les programmes conventionnels existant, des armements destinés à lutter contre d’autres armées, marines et forces aériennes modernes… » (Robert Gates, secrétaire à la Défense, juillet 2009).

 

La réponse dans l’urgence à ces besoins bien entendu non budgétisés conduit à des surcoûts qui s’ajoutent à ceux déjà engendrés par les multiples opérations extérieures (Opex) auxquelles participent les armées françaises (outre en Afghanistan, au Liban, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Kosovo, dans l’Océan Indien, etc. : au total, dix mille militaires déployés). Pour 2010, la provision budgétisée s’élève à 570 millions d’euros, mais on sait déjà qu’elle ne couvrira au mieux que 65 % des dépenses. Il faudra donc prendre le reste ailleurs… Cependant les problèmes de financement ne se limitent malheureusement pas à ces surcoûts opérationnels. Ils affectent profondément les grands programmes dont la réalisation au niveau quantitatif comme à celui des performances optimales recherché n’est déjà plus assuré. Au niveau quantitatif, la réduction des cibles inscrite dans le Livre blanc conduit mécaniquement à des surcoûts unitaires qui ne pourront être compensés que par des exportations en nombre suffisant. Ainsi, pour les frégates multi-missions (Fremm), dont le nombre à commander a été réduit de dix-sept à onze, l’équilibre financier du programme dépendra de la vente à l’exportation des six frégates dont l’achat a été abandonné. Si une a pu être vendue au Maroc, il est loin d’en être aujourd’hui de même pour celles dont l’achat était envisagé par la Grèce (6 ?) et par l’Algérie.

 

Le programme « Rafale » connaît des difficultés similaires de réalisation, aucune des promesses d’acquisition par des États tiers ne s’étant encore concrétisée. Son étalement dépendant de ces éventuelles exportations qui seraient nécessairement prioritaires, sa complète réalisation pourrait finir par s’en trouver remise en cause. Enfin, bien qu’aucune alternative ne soit possible, la réalisation du programme de l’avion de transport tactique et stratégique A 400 M reste toujours dépendre d’un accord entre les États clients et l’avionneur sur la prise en charge des surcoûts découlant tout autant de surenchères technologiques incompatibles avec le calendrier et le financement impartis que d’une mauvaise gestion européenne du projet. Coût supplémentaire prévisible pour la France de l’ordre du milliard d’euros, soit l’équivalent entre autres du financement de deux Fremm (485 millions d’euros par unité selon la DGA). Au niveau des performances recherchées, la priorité étant désormais donnée à l’adaptabilité aux besoins opérationnels, on attend beaucoup d’un nouveau mode de gestion des programmes, dénommé « démarche incrémentale *». De quoi s’agit-il ? Selon le Livre blanc, d’une « approche par étapes fournissant très rapidement une première capacité opérationnelle et remettant à des étapes ultérieures d’éventuels perfectionnements du système requis au vu du retour d’expérience. En d’autres termes, il s’agirait de « ne pas rechercher immédiatement le système d’armes le plus sophistiqué », mais « de concevoir, dès le départ, (à partir de la définition de systèmes de base) les programmes sous un angle évolutif ». Ce nouveau mode de gestion des programmes, associé au passage bienvenu du coût d’acquisition au coût de possession, peut effectivement garantir de moindres rapports de dépendance des armées envers des fournisseurs toujours enclins à les pousser à des surenchères technologiques sans rapport avec leurs réels besoins opérationnels et inutilement très coûteuses.

 

Il reste que cela ne doit pas être l’habillage hypocrite d’une misère acceptée qui conduirait à priver les forces françaises des moyens d’affronter des combats de plus grande intensité que ceux d’aujourd’hui.

 

 

* Selon les dictionnaires français, l’incrément se définit comme« une quantité constante ajoutée à la valeur d’une variable à chaque exécution d’une instruction d’un programme ». Cette définition, valable en informatique, pose tout de même un problème d’application aux programmes d’armement pour lesquels l’ajout d’adaptation sur retour d’expérience est lui-même une variable soumise à la diversité et à l’évolution des modes de combat.

 

 

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10.03.2008

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