Au-delà de l’horreur et des
souffrances indicibles, la situation en Haïti appelle des réflexions et quelques
interrogations d’ordre politique. Avant de se voir ravagé par le séisme, depuis
longtemps, de Duvalier et ses tontons macoutes au père Aristide, pour ne retenir
qu’eux, Haïti vit un naufrage politique et institutionnel. Je me souviens avoir
rencontré et entendu le père Aristide venu pour quelques heures à Bruxelles afin
de plaider la cause de son pays dans les cénacles européens.
À l’époque, début des années
quatre-vingtdix, il représentait pour les Haïtiens la
lumière, encore vacillante, au sortir de leur « voyage au bout de la nuit » pour
reprendre ici le titre célinien. C’était une illusion. La chimère persista puisqu’Aristide, d’abord en 1991, puis de1994 à 1996, enfin
de 2001 à 2004 s’incrusta. Dans son cas, contre toute attente initiale,
l’aphorisme selon lequel « le pouvoir corrompt et corrompt absolument » s'avéra
tristement exact.
Pour les Haïtiens, la leçon
allait-elle être retenue ? De toute évidence, non. Tout à fait fortuitement je
me suis trouvé à Paris dans une réunion rassemblant les diverses composantes
d’une opposition haïtienne en exil. Il fallut quelques minutes à peine pour que
les paroles deviennent stylets, poignards et dagues. Si la joute eut été autre
que verbale personne n’eut survécu. Le dossier haïtien ne m’étant pas familier
j’ignore si l’île a connu ou non un relatif rétablissement politique. Le séisme
de toute manière a emporté les vestiges d’un État si fragile et de son ébauche
de structure administrative.
La toute-puissance américaine
Devant l’ampleur de la
catastrophe, le monde s’est mobilisé. Les énergies sont multiples mais le monde
ici a un visage et une langue. Il est américain et parle anglais. Loin de moi
l’idée de m’en prendre à l’engagement américain en tant que tel. Il est généreux
et nécessaire. Les moyens déployés sont immenses. Seuls les États-Unis en ont la
capacité. Pourquoi dès lors une réticence, une réserve, une interrogation ?
Parce que cette « invasion militarohumanitaire» porte
en germe la menace d’une implantation à long terme. En particulier
culturelle.
Haïti malgré sa détresse
endémique occupe une position géopolitique importante. Une présence américaine
massive et durable pourrait conduire à réduire progressivement l’influence
française dans les Antilles. Que ce soit en Haïti, en Martinique ou en
Guadeloupe. En cela la francophonie se voit concernée. Elle n’est pas la seule.
Les Antilles, comme le fait remarquer le philosophe Daniel Salvatore Shiffer, représentent un arc de cercle long de trois mille
cinq cents kilomètres s’étendant, dans la mer des Caraïbes, de Cuba au large du
Venezuela. Ce qui permettrait aux États-Unis de prendre Cuba en tenaille avec la
Floride au nord-ouest et Haïti au sud-est. Se rapprochant d’un même coup du
Venezuela et de l’encombrant et remuant Hugo Chavez. Vaste entreprise offrant en
outre l’avantage de prendre racine à Haïti sans verser une goutte de sang
!
Que les États-Unis jouent leur
carte ne suffit pas à s’indigner. Que la francophonie ne la joue pas, que
l’Europe demeure invisible par contre est intolérable. Est-il admissible
qu’Alain Joyandet, secrétaire d’État à la Coopération, voit son avion interdit
d’atterrissage et doive se poser en République dominicaine ? Il proteste avec
une vivacité salutaire… et se voit rappeler à l’ordre par l’Élysée ! Washington
agit en maître, la France s’incline. Sans être majeur, l’incident est
révélateur. Reste que les aides bilatérales sont nombreuses et efficaces, avec
une mention pour les interventions israéliennes. L’équité commande de louer ici
ceux qu’à juste titre on blâme pour les actions conduites en
Palestine.
L’Europe sans « tête »
Et l’Europe ? Karel De Gucht, commissaire au Développement (et prochainement au
Commerce) s’est rendu en Haïti. Le belge y a, comme à l’accoutumée, fait
entendre son franc-parler, remué les choses et apporté de l’aide. Par contre on
n’a guère entendu lady Ashton, le « ministre des affaires étrangères » de
l’Europe et Herman Van Rompuy, le « président » de l’Europe. Autant me suis-je
élevé ici même contre la goujaterie témoignée lors de sa nomination par certains
journalistes français, autant je m’insurge contre cette « absence » dans le
drame haïtien.
Certes, Herman Van Rompuy doit à son
intelligence, à ses capacités de négociateur, la charge dont il a été investi.
Avec le double parrainage de Nicolas Sarkozy et d’AngelaMerkel. L’homme est en
outre cultivé et pratique avec bonheur l’art du haïku. Mais Haïti ne requiert
pas un poème. Ce qu’on attend du « président » et du « ministre des affaires
étrangères » c’est une visibilité de l’Europe. Déjà l’issue du sommet de
Copenhague fut marquée par la présence des États-Unis et de la Chine avec, en
contre-point l’absence de l’Europe.
Voici que les Etats-Unis sont
omniprésents en Haïti et qu’il faut chausser les bésicles pour discerner la
présence européenne à travers ses instances les plus hautes. Que pouvons-nous,
que devons-nous exiger si ce n’est plus de France et mieux
d’Europe.