TRISTES TEMPS

UE : ÉTENDUE, MONDIALISME, HARMONISATION, INTÉGRATION,

DES QUESTIONS CLEFS À DÉVERROUILLER

 

 

 

par Paul Kloboukoff,

 

Jusqu’où veut-on que l’Union européenne (UE) s’étende ? Cette question, qui appelait une réponse « officielle » ou explicite constituant un choix déterminant pour l’ensemble de la « construction européenne », semble toujours devoir attendre l’aboutissement d’une démarche cahotante emmenant les peuples consternés, entravés, bâillonnés et les yeux bandés vers un avenir qu’ils n’ont pas à connaître et à choisir. Il n’y a pas si longtemps, plusieurs écoles ou visions de l’UE future coexistaient, rivalisaient, s’opposaient, différenciées sur le fond par une ouverture des frontières mesurée ou mondialiste, par l’étendue de l’Union, par les degrés d’harmonisation et d’intégration ainsi que par la soumission plus ou moins prononcée des États à l’Union.

 

1. – L’Europe de la première heure, née après la guerre de1940, du temps de la « menace » soviétique, protectionniste et sur la défensive, voulait rapprocher et faire coopérer des États de l’Europe de l’Ouest partageant des intérêts, des points de vue et des intentions communes ou ressemblantes. L’Europe des Six paraissait attentive aux personnalités de ses Nations membres, à leurs passés et à leurs cultures.

 

2. – Plus tard, dans les années 1970 et 1980, la Communauté européenne a accueilli des États attachés au libre échangisme, d’une part, et des États aux économies plus faibles ou fragiles que celles des fondateurs, d’autre part, allant ainsi jusqu’à compter quinze membres… d’Europe de l’Ouest. Dès le début, dans un espace pourtant restreint, les thèmes de « l’intégration » et de « l’harmonisation » ont été des sujets de vives discussions et de divisions. En particulier entre les fédéralistes, partisans d’une suprématie de l’Union (ou Communauté) sur les États membres, et les défenseurs d’une Europe de Nations souveraines et solidaires pour réaliser des projets et des dessins communs. Certains souhaitaient une Union limitée à peu d’États, capables de constituer un ensemble relativement homogène et d’avancer pas à pas sur les voies de l’harmonisation et, éventuellement, de l’intégration. D’autres ont préféré davantage d’adhérents, aux situations, aux potentiels et aux positions plus hétérogènes. Puis, la vision d’une Union restant à l’intérieur de l’Europe de l’Ouest a été bouleversée par les évènements.

 

3. – L’élargissement à l’Europe de l’Est a été en partie imposé, après la chute du mur de Berlin, à une Communauté qui piétinait et tournait en rond. Mais sa fuite en avant, la précipitation des adhésions et leur insuffisante préparation n’étaient pas obligatoires. Visiblement, pour les principaux « décideurs », il fallait aller vite et l’Union devait rester la même pour 25 à 30 membres, présentant de nombreuses et profondes différences à tous égards, que pour les 15 ou les6 initiaux. Le contesté projet de traité constitutionnel et son clone, le traité de Lisbonne, inadaptés pour le présent et pour l’avenir, en témoignent. Aujourd’hui, l’UE compte, avec Chypre et Malte, 27 membres. Au nord-est, en Estonie, sa frontière est à moins de 200 km de Saint-Pétersbourg. Plus bas, elle côtoie la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, la mer Noire et la Turquie. Mais l’élargissement à l’Europe de l’Ouest n’est pas terminé. « Logiquement », restent à ingérer la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine, l’Albanie… et le Kosovo, situés à l’intérieur de ses frontières extérieures actuelles. Le digérer sera une autre affaire. C’est pourquoi les « décideurs » seront peut-être enfin enclins à mettre la pédale douce, comme le réclament de nombreuses voix européennes, avant de compter 34 États dans l’UE.

 

 4. – Des maximalistes ne veulent pas s’arrêter là. Ils lorgnent et grenouillent dans deux directions qu’ils ne considèrent pas comme exclusives l’une de l’autre.

 

4.1. – Faire entrer la Turquie dans l’UE est un espoir, un rêve que caressent certains (dont une minorité des Français). Chaque nouveau « chapitre » de négociations ouvert avec Bruxelles est vu et fêté comme un pas de plus vers la réalisation… qu’on ne manque surtout pas de dire « lointaine, dans tous les cas ». Pour rassurer… et se rassurer ? Cette perspective n’est pas illusoire. Des gouvernants et des influents de plusieurs pays de l’UE y sont favorables. « L’Union a pris des engagements dans ce sens » insistent certains. L’Administration américaine y pousse avec une insistance qui relève de l’ingérence. Et, périodiquement, des arguments frappants sont assénés pour justifier cette entrée. Base stratégique pour contrôler le détroit des Dardanelles (contre qui, grand Dieu, contre les migrants clandestins et les trafiquants de tous poils pénétrant en Europe par la grande porte ?), la Turquie serait aussi un territoire stratégique (sillonné d’oléoducs et de gazoducs) pour l’approvisionnement de l’Europe en manque d’hydrocarbures. Des pays du Caucase sont également stratégiques, si on veut aller plus loin. Des extensionnistes ne voient pas pourquoi la Turquie entrerait dans l’UE et pas l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, avec lesquels nous avons un passé commun, ou la Libye (maintenant que son président est un grand ami de l’Occident), ou encore l’Égypte, Israël, le Liban, la Syrie… Bref, les pays riverains de la Méditerranée. Ce serait une version avancée « Eurabia » de l’UE (cf. site Internet de Wikipédia). L’Iran et l’Irak à ses frontières turques, elle hébergerait aussi d’autres poudrières de la région, et serait de la sorte mieux à même de mettre fin aux conflits endémiques internationaux locaux. Avec le bon vaccin, les risques de contamination sont minimes, on s’en doute.

 

 

 

4.2. – Depuis peu, c’est aussi vers des États de l’ex URSS que portent des regards. Vers l’Ukraine d’abord. Dont une partie des dirigeants (et peut-être des populations de l’ouest du pays) aimeraient adhérer à l’UE… presque autant qu’à l’OTAN. Cela permettrait d’enrichir notre arsenal nucléaire militaire et d’hériter de la centrale de Tchernobyl, notamment. Des extensionnistes plus hardis admettraient volontiers dans notre hôpital la Biélorussie souffrante. Devant le pouvoir russe ému, touché par une telle sollicitude. Mais qu’importent ces détails pour la brillante diplomatie européenne ! Les pays du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) ne semblent pas à l’abri de visées d’absorption par l’UE. Celle-ci a d’ailleurs montré son intérêt pour cette région « stratégique » productrice et porteuse d’hydrocarbures, particulièrement durant l’été 2008, lors de l’affrontement armé entre la Géorgie et la Russie consécutif à l’intervention sanglante géorgienne en Ossétie du Sud. Et pourquoi pas, un jour, la Russie, avec ses immenses étendues et ses énormes ressources sibériennes ? Où s’arrêteront de tels rêves d’extension de l’Union européenne, et quelles en sont les motivations ?

 

La promotion commerciale (auprès des européens et des adhérents potentiels) de l’UE montre la prégnance de la peur d’être trop petit, trop faible à côté des grandes puissances qui vont dominer le monde, de ne pas être assez visible, de peser et de compter pour trop peu. Alors, il faut grossir, à tout prix. Cette « logique » de la grenouille qui veut être aussi grosse que le boeuf, s’appuie sur les constats défaitistes d’une décroissance relative démographique et économique de l’UE par rapport au reste du monde. Elle s’apparente, d’ailleurs, à la fièvre boulimique qui sévit dans les milieux industriels et financiers, avec les succès que nous connaissons. On trouve toujours de grands « avantages » à absorber et à s’étendre. On se régale d’indicateurs glorifiant les dimensions de l’UE. À commencer par la population et la superficie de l’ensemble des pays membres, ainsi que la somme de leurs PIB. Ainsi, l’UE à 27 peut-elle s’enorgueillir de couvrir 4,2 millions de km² en 2007, derrière la Russie (17,1 Mk), la Chine et les États-Unis (9,6 Mk), et devant l’Inde (3,3 Mk). Sa population (495 millions d’habitants) la place au troisième rang démographique mondial, derrière la Chine (1 322 Mh) et l’Inde (1 230 Mh), devant les USA (301 Mh). En termes de PIB, les élargissements et le recul du dollar ont porté l’UE à la première place mondiale, avec un PIB de 12 276 milliards d’euros contre 10 094 milliards € pour les USA, 3 198 pour le Japon, 1 787 pour la Chine et 610 pour la Russie (cf. site Internet Europa). Voilà de quoi jouer dans la cour des grands ! Il ne faut cependant pas se cacher que si chacun des quatre géants cités possède une seule monnaie et une politique économique et financière dominante, il n’en est pas de même de l’UE. 11 pays sur les 27 ne sont pas dans la zone euro et ont leurs propres monnaies. Ils refusent l’euro, tels le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, ou ils ne remplissent pas les critères de convergence requis. Cumulés, les PIB de ces pays hors zone se montent à 3 360 milliards € en 2007 (plus que la Chine et la Russie prises ensemble), et ceux de la zone monétaire euro à 8 916 milliards €. Pour calmer cette « folie des grandeurs », ralentir la fuite en avant et canaliser le cours désordonné de l’UE, à quels parefeux peut-on penser ? Le projet d’Union pour la Méditerranée (UPM), imaginé en France, est devenu un ectoplasme, malgré le voyant sommet fondateur parisien du 13 juillet 2008 auquel43 États totalisant près de 800 millions d’habitants ont été représentés. Le paisible « processus de Barcelone », projet de coopération entre les rives de la Méditerranée né en 1995 et tombé dans les bras de Morphée depuis, a pris l’UPM sous son aile. Finalement, on a superposé à l’UE, une entité qui recouvre son territoire, absorbe ses membres … et englobe les pays méditerranéens de l’Est et du Sud, sans donner un véritable statut à cette nouvelle association, sans préciser concrètement ses projets, ses objectifs opérationnels, ses moyens (financiers, en particulier), les contributions de chacun et ses liens, ses articulations avec l’UE. Il n’est donc pas étonnant que cette entité reste inerte, comme une coquille vide, et que ses membres puissent la considérer comme un sas de transit, une antichambre de l’UE. La probabilité de voir se concrétiser un scénario de type 42 ne peut qu’en être accrue.

 

Les ratifications « parlementaires » du traité de Lisbonne ont aussi montré que la plupart des dirigeants des États membres de l’UE ainsi que des parlementaires de ces États étaient hostiles aux ratifications par voie référendaire, de crainte de voir les populations choisir (à leur place) et éventuellement voter « NON ». Du côté français, nous n’oublierons pas que le président a fait modifier notre Constitution en 2008 afin de ne plus rendre obligatoire le recours au référendum pour entériner (ratifier) les futures adhésions à l’UE. Les portes sont ainsi plus largement ouvertes aux scénarios de type 4 (41 et 42). Les oppositions potentielles étant entravées, pourquoi les « décideurs » actuels et futurs (Commission de Bruxelles, parlements européen et nationaux, chefs d’État…) changeraient-ils de cap ? Le jeu continuera d’être conduit par la toute puissante Commission, aiguillonnée par d’influents lobbys financiers et patronaux prônant la libéralisation, la mondialisation et le gigantisme… que la crise mondiale s’éternise, s’aggrave ou s’estompe. Il est clair que dans ce scénario « tendanciel », la France ne peut que se diluer, se fondre, se faire engloutir, sans même conserver une « minorité de blocage », et voir se réduire encore son influence, déjà mise à mal par l’Allemagne (cf. épisode de l’upm) et d’autres grands et/ou petits de l’UE (cf. divergences à propos de l’Irak et de l’Afghanistan, attitudes critiques ou réservées à l’égard de la laïcité à la française). Imaginons comment seront préparées et prises les décisions (à la majorité qualifiée ou non) dans une UE de plus de 40 membres, comptant les États des Balkans, la Turquie… et l’Ukraine. Nos diplomates multiplieront les « tournées des grands ducs » pour vendre leurs propositions. De somptueuses et ruineuses réunions permettront à de nombreux chefs et sous-chefs de constater d’immanquables différences d’intérêts et de rechercher des « compromis », maître mot très à la mode des animateurs de l’UE et profession de foi des politiciens. Des alliances seront nouées à l’intérieur de l’Union, pour soutenir des plans ou pour contrer des projets antagonistes. Ainsi, de compromis en compromis, sans « trancher » de façon claire, nette et précise sur les questions posées, continuera probablement de voguer la galère. Il n’est pas moins prévisible que dans une telle Union les personnalités et les cultures nationales perdront encore plus de terrain qu’aujourd’hui, poussées et écartées par les tendances internationalistes et anglo-saxonnes, d’une part, et bousculées par les us et coutumes des populations démographiquement les plus pressantes et présentes, ainsi que par les avancées non endiguées des communautarismes, d’autres parts, sous les yeux impuissants ou le contrôle orienté de Bruxelles. Puisqu’une vaste réflexion va être engagée en France sur l’identité nationale, pour « définir ce qu’est être Français aujourd’hui », il paraît plus que recommandable de placer au coeur de cette réflexion l’avenir de la France (laquelle ?) dans l’Europe (laquelle ?) et dans le monde.

 

Élargir à tire-larigot conduit à rendre plus ardues, sinon impossibles, ce que les uns appellent « intégration », en pensant à une Europe fédérale, et ce que d’autres dénomment « harmonisation », en pensant que c’est peut-être une étape, proche ou lointaine, préalable à l’instauration de la souveraineté de l’Union sur les États membres, à la constitution d’un État supranational européen. S’agissant des scénarios 41 et 42, il convient de regarder vers l’horizon du XXIIe siècle si le mot harmonisation signifie bien : rapprochement significatif des us et coutumes ainsi que des potentiels économiques nationaux, des niveaux et des conditions de vie des populations. Il s’agit d’aider les plus faibles à s’élever, à se développer et non de niveler en redistribuant et en rognant les ressources des mieux ou des moins mal lotis. Notre expérience française le prouve assez. Il ne s’agit pas, non plus, de favoriser la mainmise et l’exploitation des patrimoines, des ressources et des potentialités des pays les plus « pauvres » par les plus riches et les plus puissants. L’harmonisation aura progressé lorsque l’UE aura réussi à combler les fossés les plus profonds et à juguler un mal trop répandu et partagé, le chômage. Il sera alors plus sensé et efficace de « normaliser », « d’uniformiser » les lois, les fiscalités… puisque c’est ainsi que l’harmonisation est aujourd’hui présentée et pratiquée. Il est stérile, voire nuisible, d’imposer systématiquement des normes « communes » identiques pour tous dans les domaines économiques et sociaux. Les exemples suivants l’illustrent.

 

En termes de PIB par habitant, le niveau en France (26 300€) est 1,5 fois plus élevé qu’au Portugal, 2,1 fois plus qu’en Pologne, 2,9 fois plus qu’en Roumanie et 3 fois plus qu’en Bulgarie (Europa, données 2007 en parité de pouvoir d’achat). Les disparités sont nettement plus criantes (et plus significatives, à mon avis) si l’on regarde les dépenses de protection sociale par habitant. En France, elles sont2 fois plus élevées qu’au Portugal, 3,6 fois plus qu’en Pologne, 6,3 fois plus qu’en Roumanie et 7,3 fois plus qu’en Bulgarie (Europa, données de 2005 en PPA). La pauvreté accentue fortement les disparités des dépenses de protection sociale, notamment parce qu’elle limite les possibilités de mobiliser des ressources (impôts, cotisations…) en faveur de la protection. Pousser ces pays « défavorisés » à relever leurs fiscalités, pour ne pas faire de concurrence déloyale à nos entreprises et pour augmenter leurs prestations sociales jusqu’au niveau moyen européen, freinera leur croissance et ne réduira pas véritablement les disparités. Est-ce efficace et légitime ? Poser la question, c’est y répondre. C’est aussi souligner que ces tentatives de nivellements technocratiques, conduites avec une certaine « prudence », il faut dire, car les boucliers nationaux se lèvent vite, ne peuvent être les outils majeurs de l’Harmonisation. Des rattrapages économiques et sociaux, à l’est et au sud de l’UE, surtout, doivent la précéder. Et plus on élargira, plus les disparités de toute nature abonderont. Pour changer le cours des choses, qui peut paraître inéluctable aujourd’hui, il serait bon de commencer par mettre en harmonie, en cohérence, les intentions concernant l’étendue de l’Union, le mondialisme et la porosité des frontières, la recherche d’une meilleure harmonisation en son sein, le cheminement éventuel vers une intégration réfléchie. Il serait également judicieux de trouver comment, de quelle(s) façon(s), par quelles actions, le cours actuel peut être réorienté. Ceux qui ont pensé et professé que refuser de prendre ses responsabilités, d’affronter et de surmonter les difficultés, ainsi que se réfugier au sein d’un vaste (et de plus en plus disparate) ensemble « géopolitique », n’était pas une capitulation et « allait dans le sens de l’histoire », pourraient faire oeuvre utile en ouvrant les yeux et en participant à la nécessaire reprise en mains de leur destin, de notre destin.

 

 

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12.11.2009

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