Allemagne

N’EMPLOYONS POINT LES MAINS D’UN SOLDAT MERCENAIRE

 

par Hélène Nouaille et Alain Rohou

 

 

*N’employons point les mains d’un soldat mercenaire, Voltaire, Olymp. IV, 2 (Littré).

 

Washington, le 11 septembre 2009 – Reuters– Une cour d’appel fédérale a rejeté, vendredi, une plainte de victimes irakiennes de tortures contre deux mercenaires employés par les Américains au motif que leurs sociétés agissaient sous contrat du gouvernement » (1). La plainte, nous apprend-on, qui date de 2004, émanait d’Irakiens torturés ou maltraités à Abou Ghraïb (2), en Irak. Les sociétés poursuivies étaient CACI International Inc, qui avait fourni du personnel chargé des interrogatoires et L-3 Communications Holdings Inc’s, Titan unit, pourvoyeuse d’interprètes. Pour quel motif ? Le juge Merrick Garland nous l’explique : « Les plaignants allèguent qu’ils ont été battus, électrocutés, violés, soumis à des attaques de chiens et maltraités de diverses façons par des mercenaires travaillant comme interprètes et chargés des interrogatoires. ».

 

Tableau d’horreur. Ah ! Nous dit-on, mais non, private contractors ne veut pas dire mercenaires, mais contractuels privés. Tiens ! Ca change quelque chose ? Tout, puisque qu’ils sont, dans le cadre de leur contrat ici avec l’armée américaine, bénéficiaires d’une immunité, comme l’a montré une décision de justice de 2007 à propos de Titan « parce que les interprètes ont accompli leur devoir sous le commandement direct et contrôle opérationnel exclusif de l’armée ». Et, bien que le juge Merrick Garland ait estimé que la plainte pouvait aller plus loin, en particulier parce que le commandement exclusif de l’armée n’était pas avéré, il a été mis en minorité par deux collègues (« By a2-1 vote »). La cour a donc rendu un non-lieu. Les Irakiens apprécieront. Dans quelles instances poursuivront-ils l’armée américaine ?

 

 

Bien sûr, il y a eu des contractuels privés de tous temps. De mémoire, les arbalétriers étaient génois à Azincourt (1415) du côté français, loués pour l’occasion. Les gardes suisses du Vatican ont été engagés pour la première fois par le pape Jules II en 1506. Le grand Thomas More lui même (1478-1535), béatifié par l’église catholique en1886 puis canonisé en 1935, n’a-t-il pas préconisé, dans sa société idéale d’Utopia (3), le recours aux mercenaires ? Rien d’obsolète dans ses raisons – puisque les Utopiens ne mènent que des guerres justes et à contre coeur, contre des ennemis abominables : « Les Utopiens se soucient fort peu de perdre un grand nombre de ces mercenaires, persuadés qu’ils auront bien mérité du genre humain, s’ils peuvent un jour purger la terre de cette race impure de brigands. ». Leur manière est également très moderne : « (...) ils commencent par les séduire au moyen de brillantes promesses, puis les exposent toujours aux postes les plus dangereux. La plupart y périssent et ne reviennent jamais réclamer ce qu’on leur avait promis ; ceux qui survivent reçoivent exactement le prix convenu, et cette rigide bonne foi les encourage à braver plus tard le péril avec la même audace.». Et encore ? « les Utopiens emploient encore, en temps de guerre, les troupes des États dont ils prennent la défense, puis les légions auxiliaires de leurs autres alliés, enfin leurs propres citoyens, parmi lesquels ils choisissent un homme de talent et de coeur pour le mettre à la tête de toute l’armée ». Rien de nouveau sous le soleil. Et aujourd’hui ?

 

Parlons chiffres : donnons des ordres de grandeur avérés pour la seule armée américaine. Notre confrère de Defensa écrivait en 2007 : « que 40 % des dépenses US pour la guerre en Irak (2 milliards de $ par semaine) vont au secteur “privé” et qu’il y a 180.000 contractants US venus du secteur privé (sécurité et le reste) pour 160.000 soldats US alors que le rapport était de 60 (soldats US) contre un contractant (privé), durant la première guerre du Golfe » en1991 (4). Le « marché » essentiellement anglo américain, si l’on recoupe les informations, s’élèverait à 165 milliards de dollars aujourd’hui pour une centaine de pays (5) - il est en expansion, Afghanistan compris, mais aussi dans des champs non conflictuels, pour assurer l’ordre. S’il ne s’agit pas ici d’en donner le détail (6) ou d’en écrire la chronique, posons la question : que signifie cette délégation d’un pouvoir régalien dans un monde de démocraties et d’États nations ?

 

Si nous regardons bien les raisons de l’explosion du phénomène à grande échelle, en gardant en tête, comme nous l’écrivions en 2005 (7), que le rôle d’une société marchande est de gagner de l’argent, pas de gouverner les peuples (7), nous voyons bien qu’une contrainte majeure a été, avec la guerre en Irak, d’ordre logistique : « Nulle part le rôle des sociétés militaires privées n’a été plus intégré – et plus controversé – qu’en Irak. Non seulement

 

l’Irak est le lieu du plus grand engagement militaire américain depuis plus de dix ans mais c’est le plus grand marché jamais connu où les sociétés militaires privées et leur personnel se soient déployés. Plus de 60 sociétés y emploient actuellement plus de 20.000 personnes dans des fonctions militaires (et ces chiffres ne tiennent pas compte des milliers d’autres qui s’occupent de la reconstruction et du pétrole), ce qui représente à peu près le même chiffre que celui du total des coalisés autour des États- Unis » analysait P.W. Singer pour Foreign Affairs (8). Le nombre d’hommes nécessaires aux opérations en Irak– que Donald Rumsfeld avait sous-estimé – devait être compensé par le recrutement de personnel de sociétés privées sauf à recourir à la conscription. C’est à dire à revenir vers le peuple ou à convaincre les instances parlementaires, les élus, d’autoriser la levée exceptionnelle de troupes américaines et d’en expliquer les raisons à une population très sensible, depuis la guerre du Vietnam (50.000 tués américains), au sacrifice de ses enfants en terre étrangère. Le recours à des « contractuels armés » a donc permis au pouvoir en place de contourner à la fois le processus démocratique constitutionnel et d’en noyer le coût, ce que souligne un rapport de 2007 (9) à destination du Congrès : si les « contractuels privés » contribuent, d’une manière « essentielle » à l’effort de guerre en Irak, leur « utilisation soulève un certain nombre de questions, incluant la transparence et la responsabilité ».

 

Et les rapporteurs, tout en distinguant les fonctions proprement logistiques des opérations de combat, s’interrogent bien sur ce que signifie, « pour la politique étrangère américaine », la délégation du droit de tuer, hors du contrôle parlementaire de surcroît, à des « contractuels », quelquefois « étrangers » - au plan pratique (quel contrôle effectif ?) comme au plan moral ou légal (que devient la Convention de Genève ?). Que signifie pour n’importe quelle démocratie l’appropriation du recours à la force par les plus hautes instances d’un État hors du contrôle de la représentation du peuple ? Avoir les mains libres ? Changer les règles de la guerre (Convention de Genève) sans avoir l’air d’y toucher ? Mais encore ?

 

« La guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer d’accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil ; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l’usage de toutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle y amène doucement par les habitudes » écrivait Tocqueville (in La démocratie au risque de son armée) (10), en appuyant sa pensée sur Machiavel : « qu’une République qui se sert (de mercenaires) est bien plus exposée à être soumise par un de ses citoyens, que celle qui n’a point d’autre armée que de ses sujets ». Nous sommes bien, au-delà des multiples dérapages des forces « contractuelles », au coeur du problème.

 

Il est ici posé par la démocratie américaine, par l’ampleur de son assujettissement à l’utilisation de forces parallèles, sur les théâtres d’opération extérieurs, comme, de plus en plus, à l’intérieur des États-Unis (11). Mais nous savons bien que le recours aux mercenaires est quasi universel pour toutes sortes de besognes, comme s’en préoccupe l’Organisation des Nations Unies (ONU) sans parvenir à trouver une unanimité (12). Que le phénomène a ses adeptes, idéologues, simples marchands ou profiteurs, et des bras à louer, partout. Et qu’il revient, en dernier recours, au citoyen, d’être garant de la responsabilité qu’il délègue à l’État qui le représente. Qu’en dit le citoyen américain ?

 

Pour ce que l’on en sait, il proteste beaucoup sur les blogs et dans les sondages, sans plus. Ses représentants ? Eh bien le sénateur Obama s’est manifesté pour demander plus de transparence dans le rapport sus cité au Congrès (9). Et la secrétaire d’État Hillary Clinton a bien déclaré en février dernier qu’elle souhaitait « réduire autant que possible » la dépendance de son gouvernement envers les sociétés privées. Mais « nous en passer complètement ne serait guère envisageable dans les circonstances actuelles ». Les circonstances actuelles en février n’ont pas changé en septembre. Que les « plaignants (qui) allèguent qu’ils ont été battus, électrocutés, violés, soumis à des attaques de chiens et maltraités de diverses façons par des mercenaires travaillant comme interprètes et chargés des interrogatoires » trouvent, plutôt qu’un bon avocat, une bonne agence de communication avec lobbyistes – et les fonds nécessaires, alors auront-ils peut-être l’oreille des citoyens.

 

 

 

 

En accès libre :

Léosthène, n° 133/2005, « Armées privées, le denier du colt » (accès

libre).

http://www.leosthene.com/spip.php?article37

2

Notes :

(1) Reuters, James Vicini, le 11 septembre 2009, « US Court Dismisses

Iraqi Contractor Torture Case »

http://www.reuters.com/article/middleeastCrisis/idUSN11453108

 

 

 

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17.10.2009

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