par
Marc DUGOIS
Il est
redoutable de voir tant de gens dire qu’ils ne comprennent rien à l’économie.
Ce sont eux qui sans le vouloir sont les principaux complices de ceux qui
tirent profit de leur désintérêt. Ce que l’on appelle pompeusement économie,
voire même science économique, n’est pourtant que l’observation des règles
d’une vie en groupe, certes rendues compliquées depuis l’introduction
nécessaire de la monnaie. Chacun comprend que la vie en groupe est la mise en
commun et l’organisation des énergies des membres du groupe mais beaucoup n’ont
pas envie de prendre la peine de comprendre ce que l’introduction de la monnaie
a changé, truqué et perverti, surtout depuis que la monnaie n’est plus que du
papier, voire même une ligne sur un écran.
La vie en groupe, chacun la connait dans sa famille ou en vacances avec ses
amis. Chacun y fait ce qu’il fait le mieux ou le moins mal dans l’intérêt du
groupe. C’est la répartition des tâches nécessaires à la vie du groupe.
Certains apprécient, d’autres le font par devoir mais le but n’est que la
survie du groupe pour qu’il puisse vivre ce pourquoi il s’est constitué. Le
groupe vit ce que l’ethnologue et professeur au Collège de France Marcel Mauss
appelait le donner-recevoir-rendre qu’il appelait,
rappelons-le, un « fait social total » au service du lien
social et le nourrissant. Il voyait à ce donner-recevoir-rendre, dans une
famille, dans une tribu ou dans n’importe quel groupe cohérent, des dimensions
multiples ne pouvant être réduites à une seule ; une dimension culturelle
car cette forme d’échange n’est pas la même chez les différents peuples ;
une dimension économique parce que c’est la vie du groupe qui
s’organise ; une dimension religieuse car il est le lien qui
relie ; une dimension symbolique parce que les uns et les autres se
complètent et qu’un symbole est la juxtaposition d’éléments qui se
complètent ; une dimension juridique car une sorte de droit non écrit
s’installe dans le groupe et est respecté par tous.
C’est
quand les devoirs de ce droit ne sont plus observés parce que le groupe est
devenu trop important et que la simple observation ne suffit plus à les faire
respecter, que tout naturellement et partout, la monnaie est apparue comme
substitut objectif du donner-recevoir-rendre.
Le donner-recevoir rendre est une forme d’échange non simultané dans
un groupe cohérent de gens qui se connaissent, s’apprécient et se font
confiance. Sans ces éléments, l’échange ne peut se faire que par le troc. Le
troc est l’échange simultané de deux entités matérielles perçues comme équivalentes
en un lieu donné et à un moment donné par des gens qui n’ont pas
besoin de se connaître.
La
monnaie, née d’un manque de confiance à l’intérieur du groupe, a introduit le
troc dans le groupe en l’appelant le prix. Malheureusement les livres d’économie
commencent tous sous différentes formes par la phrase erronée « Au début
était le troc et un jour c’est devenu trop compliqué et on a inventé la
monnaie ». La réalité est au contraire qu’au début était le
donner-recevoir-rendre et qu’un jour par manque de confiance on a introduit le
troc sous forme de monnaie.
Mais l’introduction de la monnaie, si elle en change l’apparence, ne change
évidemment pas les fondations culturelle, économique, religieuse, symbolique et
juridique de la réalité économique du donner-recevoir-rendre, nourriture du
vivre ensemble et du lien social. La monnaie reprend sans le dire toutes ces
dimensions et une monnaie sérieuse ne l’est que si elle se
limite à un groupe cohérent qui reconnait unanimement qu’elle est un titre de
créance sur n’importe lequel de ses membres car elle n’est qu’un substitut
du donner-recevoir-rendre. Elle ne peut donc être créée qu’après que le
groupe ait constaté qu’il se croyait plus riche. C’est ce que le capitalisme et
la science économique ont glissé sous le tapis pour ne pas en être dérangés.
En ne
partant que de l’apparence de troc que donne le prix quand il est étudié
isolément, la science économique a oublié la nécessité du groupe cohérent qui
n’apparaît pas dans sa réflexion. Elle va tout réduire à un échange
matérialiste entre gens qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas. C’est
évidemment beaucoup moins consistant, beaucoup moins intéressant et surtout
beaucoup moins vrai. La science économique va justifier et nourrir le
capitalisme, dernier avatar du siècle des Lumières après le fascisme et le
communisme, ayant besoin comme eux de la ruine des patries, des espaces
cohérents. Elle va donner sens à l’observation d’Oscar Wilde comme quoi
l’Amérique est le seul pays qui soit passé directement de la barbarie à la
décadence sans passer par la civilisation car une civilisation c’est avant tout
un groupe cohérent.
Un
gouffre s’est petit à petit créé avec d’un côté les peuples et l’économie qui
est leur vie, et de l’autre le capitalisme et la science économique qui va
tenter de remplacer par les mathématiques et de jolies courbes avec le PIB en
ordonnée, les bases heureusement inchiffrables de l’économie qui sont le
contentement, le plaisir et la fierté de soi, leurs sources à tous trois étant
le travail et l’effort sur soi.
L’économie
qui est échange, donc par définition binaire, va devenir bipolaire avec la
science économique. Cette matière universitaire va en effet juxtaposer pour
tenter de les équilibrer deux visions oniriques, excessives, invivables et
opposées, deux vies parallèles aux règles différentes aussi disharmonieuses les
unes que les autres.
D’un côté
la vie internationale qui prépare des lendemains qui chantent avec le pape
comme nouvelle figure de proue, de l’autre les vies nationales qui doivent
faire les efforts nécessaires au succès de la première qui dispensera à tous
ses bienfaits plus tard.
Pour
jouer cette farce ridicule que nous vivons actuellement tous les jours, des
principes opposés s’appliquent simultanément dans les deux mondes sans que
personne ne semble s’en émouvoir.
Dans la
vie internationale il faut dépenser plus pour faire de la croissance ;
dans la vie nationale il faut dépenser moins pour équilibrer les budgets. Dans
la vie internationale il faut appliquer l’avantage comparatif de Ricardo et
faire faire à chaque pays ce qu’il fait le moins mal ; dans la vie
nationale il ne faut surtout pas appliquer ce principe qui résoudrait le
chômage en un instant et il faut laisser ce problème agaçant de chômage aux
entreprises dont ce n’est pourtant pas la vocation. Dans la vie internationale,
il faut supprimer les contraintes, les normes, les obligations et les
interdictions ; dans la vie nationale il faut au contraire plus de normes,
plus de contraintes, plus d’obligations et plus d’interdictions, ce qui rend
tout beaucoup plus cher, mais fait de la croissance. Dans la vie internationale
il faut laisser les GAFAM tenir le monde ; dans la vie nationale il faut
les combattre et les taxer.
Pour
donner une apparence de réalisme à ce double langage bipolaire et tenter
de lui donner vie, le capitalisme et la science économique ont inventé des
notions dignes de contes de fée qui occupent les bonimenteurs et font
rêver les niais: la création de richesse avec le PIB,
l’investissement, la valeur ajoutée, le gagnant-gagnant, toutes notions qui
cherchent à faire croire à la marche vers la lumière alors que les peuples
voient surtout la réalité du tunnel dans lequel ils s’enfoncent. Pour parodier
la réplique culte de Sergio Leone, dans la société il y a deux sortes d’hommes,
les bonimenteurs qui profitent et les niais qui creusent. Les gilets jaunes ont
soulevé ce problème.
L’erreur
de base de la science économique l’entraîne dans un monde totalement abscons
qui diplôme ceux qui répètent sans comprendre ce que leurs professeurs leur
enseignent sans comprendre, ce que les médias répètent sans comprendre et ce
que les politiques appliquent sans comprendre. Tout le monde explique tout à
tout le monde et seul le peuple avoue qu’il ne comprend rien. Qui osera dire à
tous ces médecins de Molière avec leur nouveau latin charabia qu’il n’y a rien
à comprendre tant qu’on ne repart pas de l’essentiel et que l’on reste dans la
logorrhée ?